Le chantier des chantiers
vendredi, 03 janvier 2014
De l'autre côté de ce week-end se profile le retour au collège et les retrouvailles avec les morveux qui cheminent avec moi cette année. Quand je franchirai la grille, la cour de récréation, puis le hall, certains me lanceront sans doute la phrase magique mais vide de sens. Je les regarderai amusée et ne répondrai rien. J'attendrai de les retrouver dans ma salle, d'attraper leurs regards pour le leur dire. Leur dire qu'à l'entrée de cette année qui pour l'instant ne rime avec rien, je leur souhaite d'oser inventer, de porter loin leurs regards et leurs ombres. Je crois bien que je leur lirai un passage des voeux d'épopée d'Ariane Mnouchkine:
« Mes chères concitoyennes, mes chers concitoyens,
À l’aube de cette année 2014, je vous souhaite beaucoup de bonheur.
Une fois dit ça… qu’ai-je dit? Que souhaité-je vraiment ?
Je m’explique :
Je nous souhaite d’abord une fuite périlleuse et ensuite un immense chantier.
D’abord fuir la peste de cette tristesse gluante, que par tombereaux entiers, tous les jours, on déverse sur nous, cette vase venimeuse, faite de haine de soi, de haine de l’autre, de méfiance de tout le monde, de ressentiments passifs et contagieux, d’amertumes stériles, de hargnes persécutoires.
Fuir l’incrédulité ricanante, enflée de sa propre importance, fuir les triomphants prophètes de l’échec inévitable, fuir les pleureurs et vestales d’un passé avorté à jamais et barrant tout futur.
Une fois réussie cette difficile évasion, je nous souhaite un chantier, un chantier colossal, pharaonique, himalayesque, inouï, surhumain parce que justement totalement humain. Le chantier des chantiers.
Ce chantier sur la palissade duquel, dès les élections passées, nos élus s’empressent d’apposer l’écriteau : “Chantier Interdit Au Public“
Je crois que j’ose parler de la démocratie.
Etre consultés de temps à autre ne suffit plus. Plus du tout. Déclarons-nous, tous, responsables de tout.
Entrons sur ce chantier. Pas besoin de violence. De cris, de rage. Pas besoin d’hostilité. Juste besoin de confiance. De regards. D’écoute. De constance.
L’Etat, en l’occurrence, c’est nous.
Ouvrons des laboratoires, ou rejoignons ceux, innombrables déjà, où, à tant de questions et de problèmes, des femmes et des hommes trouvent des réponses, imaginent et proposent des solutions qui ne demandent qu’à être expérimentées et mises en pratique, avec audace et prudence, avec confiance et exigence.
Ajoutons partout, à celles qui existent déjà, des petites zones libres.
Oui, de ces petits exemples courageux qui incitent au courage créatif.
Expérimentons, nous-mêmes, expérimentons, humblement, joyeusement et sans arrogance. Que l’échec soit notre professeur, pas notre censeur. Cent fois sur le métier remettons notre ouvrage. Scrutons nos éprouvettes minuscules ou nos alambics énormes afin de progresser concrètement dans notre recherche d’une meilleure société humaine. Car c’est du minuscule au cosmique que ce travail nous entrainera et entraine déjà ceux qui s’y confrontent. Comme les poètes qui savent qu’il faut, tantôt écrire une ode à la tomate ou à la soupe de congre, tantôt écrire Les Châtiments. Sauver une herbe médicinale en Amazonie, garantir aux femmes la liberté, l’égalité, la vie souvent.
Et surtout, surtout, disons à nos enfants qu’ils arrivent sur terre quasiment au début d’une histoire et non pas à sa fin désenchantée. Ils en sont encore aux tout premiers chapitres d’une longue et fabuleuse épopée dont ils seront, non pas les rouages muets, mais au contraire, les inévitables auteurs.
Il faut qu’ils sachent que, ô merveille, ils ont une œuvre, faite de mille œuvres, à accomplir, ensemble, avec leurs enfants et les enfants de leurs enfants.
Disons-le, haut et fort, car, beaucoup d’entre eux ont entendu le contraire, et je crois, moi, que cela les désespère.
Quel plus riche héritage pouvons-nous léguer à nos enfants que la joie de savoir que la genèse n’est pas encore terminée et qu’elle leur appartient.
Qu’attendons-nous ? L’année 2014 ? La voici."
Oui, ce sera bien d'ouvrir cette année avec ces mots-là...
16 commentaires
Ah P... (ça m'a échappé !), il y a des gens qui méritent qu'on fasse en leur compagnie un bout de chemin.
Oh P... que tu as raison! Je chemine non loin de la pensée de cette Dame depuis trente ans.
chère bacchante, j'ai la faiblesse d'avoir un fessebouc et j'ai publié ce très beau texte parce que moi aussi je chemine aux côtés de la grande Ariane. Nous voilà un point commun supplémentaire. Et tu auras bien raison de leur lire et même de leur photocopier pour que ça leur serve de pense-intelligent pour toute l'année et au-delà.
Oui, le photocopier. Qu'ils le collent juste avant la séquence consacrée à Pablo Néruda et son livre des questions. Ce serait une belle rencontre dans leur cahier et dans leur coeur...
Wouah, une vision, une énergie positive, communicative qu'on aime partager avec, oui, les jeunes, les moins jeunes aussi.
Le commenter avec eux, le traduire dans toutes les langues, même en latin!
Le mettre au fronton de nos écoles à la place de la charte laïque.
tout dépend de leur âge pour qu'ils te suivent jusqu'au bout..
Grand texte, grande dame, chapeau bas !
D'accord les vœux sont vides de sens la plupart du temps, politesse entre voisins ou familiale.
Je ne sais si j'irai loin encore, le plus loin possible, mais mon "karma" de cette vie-ci est derrière comme on dit. Ce qui ne m'empêche pas d'accompagner ces vœux ambitieux.
Merci pour ce partage.
Bonne année à toi aussi.
dire la bonne année c'est comme dire le bon jour : dire simplement qu'on est encore vivant. à une échelle de temps un peu différente. @ +
J'ai utilisé ton idée... avec mes élèves de seconde. Merci.
Quelle bonne idée tu as eue, Ada!!!!
Frissons, envie de partager, de propager ta prose, bien au-delà d'une salle de classe. Un grand MERCI.
bonjour béa.
très beau texte et quelle belle idée de la faire connaitre auprès de la jeunesse ; je vais m'en servir pou présenter mes voeux dimanche prochain.
la frangine de Do.
Elle a bien fait AM de partager cette belle inspiration...
merci..
Isa, l'autre soeur à Do
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