A la belle impérieuse
mardi, 20 mars 2018
15h, aujourd'hui comme tous les jours, c'est l'heure de la pause : dix petites minutes pour attraper en salle des profs mes deux comparses, un café, une clope puis filer derrière le collège pour fumer la clope, boire le café et discuter avec mes deux comparses sous un froid rayon de soleil. Dix petites minutes pour recharger les batteries. Ce temps est d'autant plus sacré le mardi que j'ai déjà quatre heures de cours au compteur et qu'il m'en reste encore deux à faire.
C'est ce moment-là précisément que choisit E. pour croiser mon chemin pressé.
- Madame, puis-je passer dans votre prochain cours pour faire un B.I.P. ?
Je suspends deux secondes mon vol pour lui dire oui avec plaisir, m'étonne à peine de la proposition, ne pense pas à lui demander avec quel prof il a préparé son B.I.P. - j'avais E. en français l'année dernière, je sais qu'il pratique cet exercice avec art : entrer dans une salle de cours, déclamer un poème puis ressortir - et allonge mon pas pour rattraper mes deux comparses.
15h10, je récupère mes latinistes 3ème. Au centre de mon cours, ce jour-là, le mot VIRTUS. On cherche ses traces dans la langue française : virtuel, vertu, virtuose... Traduisons-le rapidement par courage.
C'est ce moment-là précisément que choisit E. pour apparaître. Il ne me laisse pas le temps de remarquer qu'il a troqué son sweat contre une chemise blanche et un gilet de costume. Il dégage une tension que je ne lui connais pas. Je me recule pour lui laisser la place.
A la belle impérieuse de Victor Hugo
Je souris, le poème s'accorde bien avec le thème du Printemps des Poètes, Ardeur,
L'amour, panique
De la raison,
Se communique
Par le frisson.
Sa voix tremble, glissando ; en face la classe a suspendu son souffle,
Laissez-moi dire,
N'accordez rien.
Si je soupire,
Chantez, c'est bien.
Son visage reste obstinément tourné vers la droite,
Si je demeure,
Triste, à vos pieds,
Et si je pleure,
C'est bien, riez.
Je vois son coeur battre à tout rompre, côtes, chemise blanche et gilet...
Un homme semble
Souvent trompeur.
Mais si je tremble,
Belle, ayez peur.
Le dernier vers flotte encore dans l'air, qu'E. a déjà disparu. Tous applaudissent avec un sourire immense. Seule V., à ma droite, baisse la tête, avec cette grâce particulière propre aux personnages de Botticelli. L'un dit : incroyable, il a eu le courage de le faire ! C'est alors seulement que je comprends. Je dis : je me trompe ou on vient d'assister à une magnifique déclaration d'amour ? J'en reste époustouflée, E. venait d'imposer sa chance, serrer son bonheur et aller vers son risque.
Ce mardi devait filer comme un autre, il est devenu un jour de joie.
5 commentaires
Waouh ! Grand moment.
Oh waow ! Je veux le récupérer au lycée ce jeune homme, qu'il fasse une déclaration ou pas, je veux bien qu'il déclame dans mon cours.
Je suis ébahie devant tant de courage.
Il y a, comme ça, des moments de grâce qui confortent l'espoir qu'on porte à l'humanité.
Plus que de l'amour, de la résistance!...
Moment unique, il fallait l'écrire!
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