Arracher la joie aux jours qui filent
samedi, 21 mars 2015
Jeudi, nous étions en plein coeur du Printemps des poètes. La journée s'ouvrait avec mes biobios et un cours consacré à la création du monde, version biblique. Entre le 5ème et le 6ème jour, la porte s'est ouverte. Un couple est entré, costume noir et foulard orange. Tout s'est soudain figé dans la salle. La Femme s'est avancée au milieu de ce silence et a offert un premier poème. Mes biobios ont souri : ils étaient soudain spectateurs d'un BIP - Brigade d'Intervention Poétique - eux qui avaient, à deux reprises depuis le début de l'année, pratiqué cet exercice, les mains tremblantes - M'dame, on n'y arrivera pas! - le coeur battant et le regard lumineux - Quand est-ce qu'on recommence?
Puis ce fut au tour de l'Homme de s'avancer, fixant mes élèves un à un avec les vers d'un poème de Francis Combes qui leur correspondait si bien.
Vous les tomates qui n’avez jamais vu la terre
Vous les poissons qui n’avez jamais vu la mer
Vous les salades qui poussez dans l’eau et la fibre de verre
Vous les saumons qui n’avez jamais remonté de rivière
Et n’avez pas connu la joie d’étinceler dans l’écume
et la lumière
Vous les poulets élevés en batterie qui n’avez jamais connu
l’air libre
Jamais vu le soleil, jamais couru dans l’herbe
Vous les bananes, vous les avocats, vous les melons
Prématurés arrachés à votre famille et mis à mûrir
loin de chez vous
Dans des hangars sous des rayons
Vous les crevettes qui n’avez jamais fréquenté les grands
fonds
Et ne connaissez que l’eau du robinet
Vous tous, produits conditionnés de la grande distribution,
Révoltez-vous !
Rompez les rangs !
Formez un syndicat et faites valoir vos revendications !
Refusez d’être enfermés, déportés, calibrés !
Refusez le dopage, refusez de vous faire piquer
et regonfler
À coups d’hormones, d’OGM et d’anabolisants !
Dénoncez les cadences infernales !
Réclamez ce qui vous est dû, exigez d’avoir le temps
Et les moyens d’une vraie formation initiale !
À bas l’esclavage moderne !
Luttez pour votre dignité !
Pour des conditions de vie et de travail normales !
Faites la grève pour vous offrir
Des vacances à la mer
Un voyage auprès des vôtres en Espagne
Une randonnée sportive dans un torrent écossais
Un séjour, tous frais payés, dans une mer profonde
Au large d’une plage du Sénégal.
Exigez le temps de vivre, de grandir et de mûrir.
Et soyez certains que nous autres les humains
Nous serons solidaires de votre combat.
Parvenu au dernier vers, l'Homme leur a demandé : et vous, vous connaissez des poèmes?
Ca a fusé de tous les coins, chacun prenant le relai du précédent, le torse bombé : Oui, M'sieur, nous aussi, on a fait des BIP ! La première fois avec des Fables ! La deuxième avec La terre qui ne voulait plus tourner de Françoise du Chaxel !
La Femme : vous nous en récitez un ?
Toutes les têtes, sauf une, sont rentrées dans les épaules comme autant de tortues apeurées : euh, non, on s'en souvient plus. C'est dommage, on ne peut même pas vous les lire ! Ils sont tous dans le premier cahier de français, là on vient de commencer le second. Vous auriez dû venir la semaine dernière !
Dans cette joyeuse débandade, S. qui a toujours le regard pétillant malgré tous les sales coups que la vie lui a réservés, S. a dit : moi, je me souviens des premiers vers. Et elle s'est lancée, seule, avec audace :
Elle tournait, tournait, tournait,
Depuis des siècles la Terre
Tournait sur elle-même
Comme une danseuse
Tournait autour du soleil
Comme une amoureuse
Soudain un, puis deux puis trois l'ont rejointe dans un murmure surgi des tréfonds de leur mémoire
Sans bruit, sans histoire
Si paisible, si polie
Si fière, si forte
Si douce, Si docile
Si rassurante
Le choeur s'est peu à peu agrandi. La rumeur jaillie de la terre a pris de l'ampleur. Ce n'était plus quatre mais vingt-deux voix qui se dressaient en un même rythme
Pendant ce temps
Les hommes
Défrichent
Creusent
Gaspillent
Incendient
Mutilent
Se font la guerre
Puis la négligent
De les voir tous emportés par un même élan poétique, je vous promets que chacun des poils de mon corps s'est dressé. Appelons cela la chair de poule mais ça ne dira pas l'émotion qui fut la mienne. La Femme et l'Homme les regardaient abasourdis.
S’intéressent à la Lune
La trouvent
Trop grise
Trop laide
Trop froide
Reviennent sur Terre
Se font la guerre
Dévastent les forêts
Bouleversent les marées
Détournent les rivières
Epuisent le sol
Souillent les fleuves
Enfument le ciel
Se font la guerre
Font n’importe quoi
En font tant
Que la Terre se fâche
S’agite
Gronde
Menace
Hurle par ses tempêtes
Crache par ses volcans
Déchaîne ses océans
Puis un jour
S’arrête
Silencieuse
Immobile
Nous les avons applaudis, ils se sont applaudis, tout étonnés de ce qu'ils venaient de faire. Nous venions d'assister à une insurrection poétique...
9 commentaires
bravo, ce qui prouve que la poésie est vivante !
Magnifique ! Merci, la bacchante, j'ai partagé votre émotion si forte.
Deux poèmes formidables - bravo les BIP d'hier et du présent.
Chair de poule au crescendo de leurs voix et bravo à S pour le courage
Bip bip hourra !
Et vive la BIP !
Superbe échange en effet. Alors, rien n'est perdu?...!
Ils le font pas exprès, madame, mais qu'est-ce qu'ils nous rendent comme énergie !
Bipons ! bipons ! Il en restera bien quelque chose...
Super, j'en suis émue Bacchante; quel succès pour la poésie, pour eux, pour toi.
Quand la musique nous arrache à ce point la peau jusqu'au frissons,nous, on dit "J'ai les poils". Quand tes bibobios s'y mettent, ça sonne comme une mélodie oubliée surgit d'un accordéon surpris.
Les commentaires sont fermés.