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jeudi, 26 mars 2020

Aux confins de soi (6)

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Nouvelle journée de confinement. La 11ème. Nous avons passé ce stade où les doigts des deux mains réunies ne suffisent plus. Il y a eu des jours évidents, d'autres où je me suis sentie comme une mouche contre la vitre.
Peu à peu, j'ai pris mes repères dans l'espace tracé par la biquetterie. Peu à peu, j'ai accepté les limites imposées. Plus que jamais, j'ai ressenti la force de la littérature. Dans ma salle, j'ai élevé une tour de Babel. Tous les livres qui la composent ont un point commun : leurs héros sillonnent le monde.  Hier j'ai ouvert L'Odyssée et ai pensé aux paroles de Wadji Mouawad dans son journal de confinement : Ulysse n'aspire qu'à une chose, se confiner à Ithaque ! Demain j'irai Bourlinguer avec Blaise Cendrars, pendant des heures, sur des centaines de kilomètres et sans formulaire d'autorisation de sortie.
Peu à peu, j'ai organisé mes heures, me levant tôt pour consacrer ma matinée à la continuité pédagogique. Onze jours et il y a déjà presque quelque chose d'habituel dans le fait de me retrouver devant mon ordinateur pour de longues heures silencieuses, quelque chose que j'accepte, sans plus me dire : il y a peu, j'étais encore devant mes élèves.
Ce matin, assise à mon bureau, attendant que s'ouvre mon Espace Numérique de Travail, j'ai laissé mon regard s'échapper dans le jardin, jusqu'au portail. La rue est vide et ce jour, semblable aux dix autres précédents, est vide de quelque chose auquel je ne m'habituerai pas : un passage à l'improviste. Cela n'est plus. Les voisins sont confinés, les amis sont confinés, mes enfants sont confinés.
Récupérant mon regard, je me suis attelée à la tâche : mettre en ligne mes cours, corriger des copies numériques, répondre aux nombreux messages d'élèves. Leur expliquer encore et encore ce qui n'a pas été compris, sans compliquer une situation qui l'est déjà assez. A chaque mail envoyé grandit mon impatience de les retrouver tous, de reprendre les cours, les yeux dans les yeux. Quelle empreinte, le confinement aura laissée chez chacun ?
J'en étais là de mes réflexions lorsque on a frappé au portail.
- Y a quelqu'un ?
Ce ne pouvait être un voisin, mon amie ou l'un de mes enfants. Ceux-là rentrent sans frapper. Un vendeur ambulant de patates ou un témoin de Jéhovah ? Ni l'un, ni l'autre mais un jeune homme parlant vite et quelque peu paniqué.
- Deux de nos biquettes sont dans votre jardin, derrière la maison. Vous nous autorisez à rentrer pour les attraper ?
Le jardin en question est mon potager, depuis onze jours j'y ai multiplié les semis !  Je m'y précipite avec lui. J'y trouve un autre homme qui me demande si on peut fermer le portail. Impossible, il est tellement rouillé qu'il ne ferme plus. Il s'empare des poubelles pour bloquer le passage, je me suis lavé les mains, ne vous inquiétez pas ! J'imagine bien, mon gars, qu'avant de courir après tes biquettes, tu t'es dit, tiens je vais me laver les mains au cas où il faudrait toucher des poubelles ! Il en attrape une première par les pattes -une biquette pas une poubelle- et veut la confier à son compère. Celui-là refuse de la prendre, a peur de se faire mordre, regarde un sac de jardinage, espère l'y mettre. Fais pas ta femmelette, prends-la ! qu'il lui dit. J'entonnerai mon couplet féministe un autre jour. Pendant ce temps de répit, la seconde biquette lorgne vers les jeunes pousses de fèves et de pois mange-tout. Oh les gars, si vous ne vous décidez pas, je vais l'attraper ! Finalement l'hommelette prend à deux mains son courage et la biquette, ce qui libère les mains du premier pour récupérer la seconde. Vous suivez ?
Avant de repartir, ils se sont confondus en excuses.
Moi je les ai remerciés pour l'imprévisible qu'ils avaient fait entrer dans ma journée de confinement. En les regardant s'éloigner, je me suis demandé s'ils avaient pensé à prendre dans la précipitation leurs formulaires d'autorisation de sortie après avoir coché la case "course de première nécessité".

Commentaires

Merci, merci!
Je cours avec vous derrière les biquettes pour protéger ton potager, tant de travail et d'espoirs mis dans ces semis/plantettes.
L'inattendu est bienvenu, ce matin c'est le ciel bleu après une semaine de pluies.
Bonne journée, un beso.

Écrit par : Colo | vendredi, 27 mars 2020

Belle journée ensoleillée, Colo !

Écrit par : la bacchante | vendredi, 27 mars 2020

Des biquettes qui s'invitent à la biquetterie, tout à fait normal ! Merci pour ce texte savoureux.

Écrit par : Zoë Lucider | vendredi, 27 mars 2020

On entend bien que tu sais narrer ! Bravo !...

Écrit par : Topa | samedi, 28 mars 2020

Merci !

Écrit par : la bacchante | samedi, 28 mars 2020

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