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samedi, 13 mai 2023

Eclat de vers

 

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Ça commence toujours comme ça une heure de Français : ils prennent leur boîte à vers à la fin du cahier, je leur lis un poème et ils retiennent le fragment qui les touche en plein stylo quatre couleurs. Certains de ces petits bouts accumulés, ils les glissent incognito quand ils se retrouvent en atelier d'écriture et finissent leur texte par un "avec la participation de... ".
Depuis février, on a quitté Le Hamelet pour investir Suzanne Lipinska. Je dispose d'un tableau blanc sur fond vert supplémentaire. Depuis février, l'un d'entre eux se prête à l'exercice sur cette surface. Ça nous permet de réfléchir collectivement quand des coquilles apparaissent. 
Ce jour-là, pas de coquille mais un moment de poésie suspendu que j'accueille avec un "oh que c'est beau !".  "Il fait un temps de verre éclaté " venait de devenir "il fait un temps de vers éclatés".

jeudi, 11 mai 2023

Partir en live

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Dernière heure de la matinée avec les latinistes de 4ème. Les estomacs gargouillent déjà, il faut que je leur propose du consistant pour qu'ils ne se relâchent pas. Au menu, un portrait du Carthaginois Hannibal réalisé par l'historien romain Tite-Live. C'est l'occasion de se demander comment on fait pour penser l'autre, d'un camp à l'autre. On soupçonne rapidement la propagande. On cherche des repères dans le texte. Les hypothèses fusent. Soudain R. lève le doigt. Il a besoin d'un éclairage étymologique. J'aime quand ils se mettent à décortiquer un mot à la recherche de son origine. 
- M'dame, d'où vient le mot "live" ?
- C'est un anglicisme qui signifie vivant.
- Ah bon ...
Je sens de la déception en face. Désolée, tous les mots ne viennent pas du latin. Je lui demande quel est le rapport avec le cours. 
- Ben M'dame, parce que Tite-Live !

samedi, 30 janvier 2021

(plat de) résistance

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Il y a eu la table ronde avec Jean-Pierre Siméon : annulée
et la rencontre d'Ariane Dreyfus au musée des beaux arts : annulée
finalement les poètes hibernent
il y a eu l'alerte intrusion et les pierre-feuille-ciseau des élèves sous les tables
il y a eu l'écrou dans le pneu comme un caillou dans la chaussure
une marche afghane et une autre autour des lacs
il n'y a pas eu : aller bosser à vélo
je ne sais pas rouler entre les gouttes
il n'y a pas eu Au non du père d'Ahmed Madani
le principal adjoint a dit : on ne peut pas accueillir une pièce de théâtre, ce n'est pas COVID

il y a eu la toile de nos vies, la toile de nos vides
il y a eu ce cours avec des latinistes
la première pièce de théâtre à Rome : une cérémonie religieuse sous masques pour conjurer une épidémie de peste
qu'attend-on pour rouvrir les portes de nos théâtres ?
il y a eu une chronique sur les restaurants clandestins
entrer en (plat de) résistance par la moindre faille
il y a eu le martin pêcheur d'un bleu électrique au port du Havre
et Rana bar au bout du monde
il y a eu ta langue qui glisse, du cuit à faire rire
il y a eu tout ce qui va sans dire
et qui appelle inlassablement les mots

il y a eu le 3ème confinement : reporté
mais surtout il y a eu "si ta vie s'endort, risque-la"

lundi, 02 novembre 2020

Une rentrée particulière

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Voilà c'est fait : la rentrée de ce lundi 2 novembre est derrière moi. Elle restera marquée au fer rouge dans ma mémoire. Souvent, j'avais échafaudé, ces derniers jours, ce que je dirais à la classe que je retrouverais en première heure : il y était question de laïcité et de liberté d'expression, bien sûr.
Dans le silence de ma salle, ce matin, avant que ne montent mes élèves, j'ai écrit sur le tableau, comme à chaque fois, le titre du poème que je leur lirais en début de cours. Attendre quelque chose de Thomas Vinau. J'ai déposé le recueil sur la table à côté, C'est un beau jour pour ne pas mourir.
Mais ce que je n'avais pas imaginé, c'est que mes élèves entreraient en cours accompagnés d'un tel silence, d'une telle gravité. Ils se sont assis. Vingt-cinq regards intenses au-dessus des masques attendaient que je dise quelque chose. J'ai perdu mes mots. L'émotion m'a gagnée. Longues secondes de silence.
Plus loin je leur lirais le poème du jour, nous parlerions de laïcité et de liberté d'expression, bien sûr. Plus loin j'écouterais leur question. Pourquoi ont-il tué Samuel Paty ? Plus loin je leur lirais la lettre de Jaurès et nous ferions silence toute une minute. Plus loin ils écriraient le nom "liberté" où bon leur semble. Mais à ce moment-là, face à tous ces regards, je n'ai pu dire qu'une seule chose : ma joie de les retrouver pour que nous puissions, ensemble, continuer à cheminer.

lundi, 11 mars 2019

D'un nerf poétique

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Les Coquets, février 2019

Le week-end a été mécanique : remplir des bulletins, débiter des copies, remplir des bulletins, débiter des copies, des heures durant. En arriver à préférer le sort d'une des Danaïdes, voire même d'un Sisyphe. Oui prête à échanger ma table de labeur contre un seau percé à remplir ou un rocher à faire tenir en équilibre en haut d'une montagne pourvu que le grand air me fût rendu.
Pourtant quand tout au bout d'une ligne, j'ai lu ça : "Les minutes s'écroulèrent. Elle marchait dans ses pensées d'un nerf triste ", la ligne d'horizon est réapparue.
Presque aussi beau que de la ficelle de paille qui s'entortille comme une crosse de fougère.

mardi, 20 mars 2018

A la belle impérieuse

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15h, aujourd'hui comme tous les jours, c'est l'heure de la pause : dix petites minutes pour attraper en salle des profs mes deux  comparses, un café, une clope puis filer derrière le collège pour fumer la clope, boire le café et discuter avec mes deux comparses sous un froid rayon de soleil. Dix petites minutes pour recharger les batteries. Ce temps est d'autant plus sacré le mardi que j'ai déjà quatre heures de cours au compteur et qu'il m'en reste encore deux à faire. 

C'est ce moment-là précisément que choisit E. pour croiser mon chemin pressé.
- Madame, puis-je passer dans votre prochain cours pour faire un B.I.P. ?
Je suspends deux secondes mon vol pour lui dire oui avec plaisir, m'étonne à peine de la proposition, ne pense pas à lui demander avec quel prof il a préparé son B.I.P. - j'avais E. en français l'année dernière, je sais qu'il pratique cet exercice avec art : entrer dans une salle de cours, déclamer un poème puis ressortir - et allonge mon pas pour rattraper mes deux comparses.

15h10, je récupère mes latinistes 3ème. Au centre de mon cours, ce jour-là, le mot VIRTUS. On cherche ses traces dans la langue française : virtuel, vertu, virtuose... Traduisons-le rapidement par courage.
C'est ce moment-là précisément que choisit E. pour apparaître. Il ne me laisse pas le temps de remarquer qu'il a troqué son sweat contre une chemise blanche et un gilet de costume. Il dégage une tension que je ne lui connais pas. Je me recule pour lui laisser la place.

A la belle impérieuse de Victor Hugo

Je souris, le poème s'accorde bien avec le thème du Printemps des Poètes, Ardeur,

L'amour, panique
De la raison,
Se communique
Par le frisson.

Sa voix tremble, glissando ; en face la classe a suspendu son souffle,

Laissez-moi dire,
N'accordez rien.
Si je soupire,
Chantez, c'est bien.

Son visage reste obstinément tourné vers la droite,

Si je demeure,
Triste, à vos pieds,
Et si je pleure,
C'est bien, riez.

Je vois son coeur battre à tout rompre, côtes, chemise blanche et gilet...

Un homme semble
Souvent trompeur.
Mais si je tremble,
Belle, ayez peur.

Le dernier vers flotte encore dans l'air, qu'E. a déjà disparu. Tous applaudissent avec un sourire immense. Seule V., à ma droite, baisse la tête, avec cette grâce particulière propre aux personnages de Botticelli. L'un dit : incroyable, il a eu le courage de le faire ! C'est alors seulement que je comprends. Je dis : je me trompe ou on vient d'assister à une magnifique déclaration d'amour ? J'en reste époustouflée, E. venait d'imposer sa chance, serrer son bonheur et aller vers son risque.
Ce mardi devait filer comme un autre, il est devenu un jour de joie.

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samedi, 12 mars 2016

Apprenti sage

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Que la lumière soit, Athènes, 2015

Cette semaine, avec mes pioupious de 6ème, j'ai commencé une nouvelle séquence consacrée à la création et recréation du monde. J'aime ce moment-là parce qu'avant de pouvoir déposer le premier chapitre de la Genèse sur leurs tables, il faut que je déblaie, débroussaille, défriche et éclaircisse le terrain en m'adressant tout à la fois à ceux qui sont athées, à ceux qui ne sont pas de ce Dieu-là, à ceux qui vont au caté et qui parfois pensent que l'humanité a commencé comme ça, avec deux nudités au fond d'un jardin et un index divin pointant le panneau exit. Alors je retrace l'histoire de la Bible,  dont les plus vieux textes n'ont que vingt-neuf siècles et que nous ne possédons plus. Je parle des traductions de ce best-seller de l'humanité et m'offre même un détour par la légende qui accompagne La Septante : soixante-douze sages invités par Ptolémée II sur l'île de Pharos pour traduire la Bible en grec, chacun séparément. Ils ont rendu leurs copies au bout de soixante-douze jours, inévitablement, et elles étaient en tous points identiques, immanquablement !
Les uns et les autres, dans la salle, réagissent. C'est gros comment la Bible ? Ce n'est pas possible, ils ont triché ! Ils ont photocopié soixante et onze fois une traduction. Soudain, E. qui d'habitude se réduit au silence et règle tout avec ses deux poings, l'insulte et la provocation, me demande : c'est quoi un sage ? Fragilité de l'instant. Les yeux dans les yeux, je me suis dit : mon p'tit bonhomme, tu ne connais sans doute ce mot que sous sa version adjectif précédé d'une négation : pas sage. Je n'ai pas cherché à circonscrire le mot par une définition, je lui ai juste répondu : tu ne le sais peut-être pas, mais tu as l'étoffe d'un sage... Il m'a offert son regard étonné et aussi, pour la première fois depuis le début de l'année,  le début d'un passage de lui à moi.
Plus loin dans le cours, une fois la semaine de la création lue, d'injonction divine en injonction divine,  les uns et les autres dans la salle réagissent en mode brouhaha : en six jours, ce n'est pas possible ! Il faut plus d'un jour pour se reposer de tout ça. E. dont le nom et le prénom côte à côte sont le début d'un poème  -les deux dernières syllabes  identiques- me demande : il se repose de quoi, Dieu ? D'avoir mal aux lèvres ?
Non seulement, mon p'tit bonhomme, tu as l'étoffe d'un sage mais ta sagesse est décapante...

 

samedi, 21 mars 2015

Arracher la joie aux jours qui filent

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Jeudi, nous étions en plein coeur du Printemps des poètes. La journée s'ouvrait avec mes biobios et un cours consacré à la création du monde, version biblique. Entre le 5ème et le 6ème jour, la porte s'est ouverte. Un couple est entré, costume noir et foulard orange. Tout s'est soudain figé dans la salle. La Femme s'est avancée au milieu de ce silence et a offert un premier poème. Mes biobios ont souri : ils étaient soudain spectateurs d'un BIP - Brigade d'Intervention Poétique - eux qui avaient, à deux reprises depuis le début de l'année, pratiqué cet exercice, les mains tremblantes - M'dame, on n'y arrivera pas! - le coeur battant et le regard lumineux - Quand est-ce qu'on recommence?

Puis ce fut au tour de l'Homme de s'avancer, fixant mes élèves un à un avec les vers d'un poème de Francis Combes qui leur correspondait si bien. 

Vous les tomates qui n’avez jamais vu la terre
Vous les poissons qui n’avez jamais vu la mer
Vous les salades qui poussez dans l’eau et la fibre de verre
Vous les saumons qui n’avez jamais remonté de rivière
Et n’avez pas connu la joie d’étinceler dans l’écume
     et la lumière
Vous les poulets élevés en batterie qui n’avez jamais connu
     l’air libre
Jamais vu le soleil, jamais couru dans l’herbe
Vous les bananes, vous les avocats, vous les melons
Prématurés arrachés à votre famille et mis à mûrir
     loin de chez vous
Dans des hangars sous des rayons
Vous les crevettes qui n’avez jamais fréquenté les grands
     fonds
Et ne connaissez que l’eau du robinet
Vous tous, produits conditionnés de la grande distribution,

Révoltez-vous !
Rompez les rangs !
Formez un syndicat et faites valoir vos revendications !
Refusez d’être enfermés, déportés, calibrés !
Refusez le dopage, refusez de vous faire piquer
     et regonfler
À coups d’hormones, d’OGM et d’anabolisants !
Dénoncez les cadences infernales !
Réclamez ce qui vous est dû, exigez d’avoir le temps
Et les moyens d’une vraie formation initiale !
À bas l’esclavage moderne !
Luttez pour votre dignité !
Pour des conditions de vie et de travail normales !
Faites la grève pour vous offrir
Des vacances à la mer
Un voyage auprès des vôtres en Espagne
Une randonnée sportive dans un torrent écossais
Un séjour, tous frais payés, dans une mer profonde
Au large d’une plage du Sénégal.
Exigez le temps de vivre, de grandir et de mûrir.
Et soyez certains que nous autres les humains
Nous serons solidaires de votre combat. 

Parvenu au dernier vers, l'Homme leur a demandé : et vous, vous connaissez des poèmes?
Ca a fusé de tous les coins, chacun prenant le relai du précédent, le torse bombé : Oui, M'sieur, nous aussi, on a fait des BIP ! La première fois avec des Fables ! La deuxième avec La terre qui ne voulait plus tourner de Françoise du Chaxel !
La Femme : vous nous en récitez un ?
Toutes les têtes, sauf une, sont rentrées dans les épaules comme autant de tortues apeurées : euh, non, on s'en souvient plus. C'est dommage, on ne peut même pas vous les lire ! Ils sont tous dans le premier cahier de français, là on vient de commencer le second. Vous auriez dû venir la semaine dernière !
Dans cette joyeuse débandade, S. qui a toujours le regard pétillant malgré tous les sales coups que la vie lui a réservés, S. a dit : moi, je me souviens des premiers vers. Et elle s'est lancée, seule, avec audace :

 

Elle tournait, tournait, tournait,

Depuis des siècles la Terre

Tournait sur elle-même
Comme une danseuse

Tournait autour du soleil

Comme une amoureuse

 

Soudain un, puis deux puis trois l'ont rejointe dans un murmure surgi des tréfonds de leur mémoire


Sans bruit, sans histoire

Si paisible, si polie

Si fière, si forte
Si douce, Si docile
Si rassurante

 

Le choeur s'est peu à peu agrandi. La rumeur jaillie de la terre a pris de l'ampleur. Ce n'était plus quatre mais vingt-deux voix qui se dressaient en un même rythme 

 
Pendant ce temps
Les hommes

Défrichent
Creusent
Gaspillent
Incendient
Mutilent
Se font la guerre
Puis la négligent

 

De les voir tous emportés par un même élan poétique, je vous promets que chacun des poils de mon corps s'est dressé. Appelons cela la chair de poule mais ça ne dira pas l'émotion qui fut la mienne. La Femme et l'Homme les regardaient abasourdis.

 

S’intéressent à la Lune

La trouvent
Trop grise
Trop laide

Trop froide
Reviennent sur Terre
Se font la guerre

Dévastent les forêts

Bouleversent les marées

Détournent les rivières

Epuisent le sol
Souillent les fleuves

Enfument le ciel
Se font la guerre
Font n’importe quoi

En font tant

Que la Terre se fâche

S’agite
Gronde
Menace
Hurle par ses tempêtes

Crache par ses volcans

Déchaîne ses océans

Puis un jour
S’arrête
Silencieuse
Immobile

Nous les avons applaudis, ils se sont applaudis, tout étonnés de ce qu'ils venaient de faire. Nous venions d'assister à une insurrection poétique...